“Système du pléonectique” : Entretien avec Mehdi Belhaj Kacem (Part 2)

PART 2

BR : C’est un sujet, comme celui de sacrifice, qui est peu thématisé par la philosophie. C’est plus du domaine de la théologie.

MBK : C’est sûr. Mais comme, moi-même, je ne l’ai pas thématisé… j’en ai parlé, il y a longtemps[1], pour interroger, de manière très “poil à gratter”, la notion de sacrifice, tout de même, chez Heidegger. A des dates pas très anodines : 1936-45. Chez les heideggeriens, c’est motus et bouche cousue. Comme tu peux t’en douter, j’ai ma petite idée sur la signification précise de cette thématique…Mais dans mon travail proprement dit, non, je ne fais aucun cas de la notion de sacrifice. Il faudrait que je relise René Girard. Une chose est sûre : j’ai toujours été réservé à ce sujet. Je suis plus du côté, de ce point de vue, d’Agamben que de Jean-Luc Nancy, c’est-à-dire que Jean-Luc - paix à son âme - faisait un peu de la pommade sociale-démocrate (je le lui ai dit un jour, il ne l’a même pas mal pris…) : le sacrifice ne fait plus sens pour nous, la vie est “insacrifiable”[2], la vie est partage et co-existence, etc. Il y avait un côté trop “gentil” chez Jean-Luc.

Tout d’abord, ce n’est pas vrai. Là, on est en train de faire cet entretien en Tunisie, c’est le Ramadan et on sacrifie un agneau pour l’Aïd, le rituel sacrificiel abrahamique. Moi j’aime beaucoup ça, l’agneau grillé (rire), je ne suis pas du tout vegan, je pense qu’un agneau ou un poulet n’a pas du tout le même statut ontologique qu’un être humain, car qu’est-ce que va faire notre philosophe antispéciste et vegan, comme Frédéric Neyrat ? Envoyer ces animaux domestiqués depuis des dizaines de milliers d’années et donc incapables de survivre eux-mêmes dans la nature, pour se faire dévorer par le premier canidé venu ? C’est plus enviable que d’être bien traités toute leur vie avant d’être égorgés en quelques secondes ? Finir déchiquetés par un loup ou un renard après avoir improbablement survécu à une nature à quoi on n’est plus habitués depuis des dizaines de millénaires, c’est ça le progrès de nos vegan, presque tous bourgeois et occidentaux bon teint ? Tout ça pour dire que, dans tout un tas de traditions, pas seulement dans les monothéismes, la notion de sacrifice a un sens. Quid du sacrifice chez les hindous, chez les Chinois ou les Japonais, chez telle ou telle tribu de chasseurs-cueilleurs ? Et encore aujourd’hui, politiquement, le sacrifice pour une bonne cause, ça a un sens.

C’est une prise de conscience qu’on partage avec un certain nombre de philosophes (Agamben, Douguine…), c’est que nous ne sommes jamais réellement sortis du théologico-politique. Marx et Nietzsche, qui pour moi ont proposé des religions de remplacement, socialisme réellement existant contre fascisme; mais très vite, dès la fin de la seconde guerre mondiale, tandis qu’on n’en avait toujours et encore que pour la lutte du communisme contre le capitalisme, en réalité c’est le théologico-politique qui menait le bal, avec le protestantisme un peu psychotique des américains, la naissance de l’Etat d’Israël, le tiers-monde et la décolonisation qui, dans bien des cas, a signifié le retour au religieux (et pas seulement monothéiste, je pense notamment à l’Inde), etc.

Et on se retrouve aujourd’hui avec le paysage politique d’un effondrement de l’Occident, pour cause d’effondrement du protestantisme anglo-saxon après l’effondrement du catholicisme en Europe, et l’émergence de la Russie orthodoxe, du chiisme iranien, du monde musulman en général, de la théologie hindoue et de la pensée chinoise telle que si bien exposée par Yuk Hui, etc. C’est sur ce point que je compléterais la “sortie de la modernité” que promeut celui-ci : en appuyant sur le point qui fait mal à une bonne part de la philosophie continentale moderne, savoir qu’en réalité, nous ne sommes jamais sortis du théologico-politique, comme on a pu le croire avec Marx ou Nietzsche. Ce qui, soit dit en passant, aurait été la réalisation du vœu le plus ancien (platonicien et même héraclitéen) de la philosophie : savoir qu’elle était appelée à remplacer la religion, purement et simplement. C’est ça la profession de Platon ans La République. J’aborde en profondeur ce point dans Système du pléonectique, je ne peux m’y arrêter ici.

Je m’arrête un peu sur cette question des religions de remplacement, Marx et Nietzsche : il y a tout de même eu un messianisme communiste, la thématique des “lendemains qui chantent” comme rédemption du prolétariat. Et là, je viens de sortir ce livre sur Nietzsche, qui vise à changer l’histoire de la lecture de ce dernier, et l’un des points que je soulève, c’est qu’il y a, tout de même, une théologie de Nietzsche avouée en toutes lettres, qui aura une influence déterminante sur le doctrinal nazi. Ce point n’est souligné par aucun, je dis bien aucun, des grands philosophes qui ont parlé de Nietzsche : ni Heidegger (lequel développe pourtant une théologie plus qu’à son tour, néo-païenne elle aussi), ni Deleuze, ni Nancy, ni Lacoue-Labarthe, ni personne.

Donc, à quelques exceptions près comme Agamben ou Douguine, les philosophes (Badiou, Zizek, Rancière…) ne veulent pas se coltiner cette dimension théologico-politique qui donne le ton de toutes parts dans le monde actuel, s’en tenant aux pétitions de principe marxistes, et se condamnant donc à l’impuissance politique la plus criante. C’est quelque part réjouissant, car cette indifférence condescendante des intellectuels-de-gauche au contenu théologico-politique, ou simplement spirituel comme en Asie, de civilisations radicalement autres, témoigne encore du suprématisme culturel invétéré de l’Occident sur les autres cultures. C’est ce que je pense, par exemple, du marxisme et du léninisme : qu’ils furent les derniers avatars de l’universalisme occidental intolérant (aujourd’hui, au nom même de la “tolérance” uniquement verbeuse, jamais traduire par les faits). C’est cette logique qui est aujourd’hui à bout de souffle.

BR : Ma question était une façon indirecte, en effet, d’aborder la question du théologique dans la pensée, très sous-estimée comme tu dis dans la philosophie contemporaine. C’est une façon d’interroger les limites de la philosophie qui, par habitude ou par tradition, s’abstient de traiter certains sujets, notamment celui du Mal, au contraire prépondérant dans ton travail, et même on peut dire central…

MBK : C’est plutôt le point de départ, en fait. C’est-à-dire une intuition pré-conceptuelle, pré-philosophique, un pur “choc” psychologique, une évidence originelle et originaire : la Mal est ce qui mène le bal. C’est-à-dire que je souffre depuis longtemps, en tant qu’être humain, depuis l’âge de neuf ans, pour être horriblement précis, de l’existence du Mal.

Je cite, dans ma préface au Système du Pléonectique, le mathématicien Grothendieck, qui a fini isolé de tout et de tous dans une cabane, en anarcho-primitiviste conséquent, les trente dernières années de sa vie, lors même qu’il était le mathématicien le plus créatif de notre temps. Ses propres parents étaient des anarchistes juifs russes ayant fui les persécutions bolcheviques. Et l’une de ses plus proches amies a dit de lui qu’elle a fini par comprendre ce qui n’allait pas chez lui : son problème, c’était l’existence du Mal, et le fait qu’il ne supportait pas que la plupart des êtres humains en aient conscience, sans pourtant rien faire pour y remédier.

Donc voilà : commençons par l’hypothèse du Mal, de l’hégémonie du Mal, de sa dimension à la fois plus originelle et originaire que celle du Bien. Originelle, car l’existence du Mal est première chronologiquement, ce que la Bible a appelé “péché originel” à point nommé. Et originaire, car l’expérience phénoménologique, la quotidienneté la plus plate de nos existences, consiste en une rencontre incessante du Mal, non du Bien. Si je monte dans un bus, je vois surtout des gens malheureux et fous, surtout en Occident ; le bonheur ou le bien-être sont vraiment des exceptions. J’écris là-dessus un livre assez novateur, qui pose la même question sous un jour autre : et si la folie, dans l’expérience humaine, était elle-même beaucoup plus originelle et originaire que la Raison, qui ne serait qu’une victoire tardive, précaire, et toujours obtenue de haute lutte, sur l’hégémonie de la folie dans l’expérience humaine. Tout le monde connaît la citation du Macbeth : “La vie n’est qu’une ombre qui passe, un acteur qui se pavane et s’agite durant son heure sur la scène, avant de se taire à jamais. C’est une histoire dite par un idiot, pleine de bruit et de fureur, et qui ne signifie rien du tout.” Voilà… mon travail, à la suite de quelques précurseurs en ce sens, comme Schopenhauer, Kierkegaard, une part de Heidegger, Adorno, Günter Anders, Schürmann ou Lacoue-Labarthe, entend rompre avec le positivisme qui règne trop volontiers en philosophie depuis Platon, et qui consiste à poser le Bien en premier. C’est le Mal qui est premier, et en Occident, c’est la religion qui l’a dit, pas la philosophie : c’est la Tragédie chez les Grecs, c’est le christianisme, donc un certain judaïsme, c’est le protestantisme de Luther, c’est le chiisme chez les musulmans.

Donc voilà, c’est en effet l’impulsion initiale de mon travail, la hantise du Mal. Avec, longtemps, un désespoir et un négativisme absolus, qui firent que régulièrement j’avais envie de tout arrêter, tant j’étais persuadé qu’il n’y avait aucune issue et que ça ne servait à rien de résister à l’inéluctable. Mais, depuis je dirais trois ou quatre ans, je parviens à surmonter en partie cette vision très négativiste, et à être animé par une volonté, disons, de proposer du positif, quoique sur la base même d’un tableau phénoménologique entièrement peint au noir. Une fois qu’on a accepté, comme disait Adorno, “la négativité sans fard de l’existence”, une fois qu’on admet que c’est ça et rien d’autre, ce dont nous partons, alors une éthique du Bien peut s’enlever sur cette toile négative de fond.

BR : Est-ce purement affectif ou arrives-tu à le traduire en termes philosophiques ?

MBK : Non, pour l’instant c’est purement empirique. C’est le fait d’avoir rencontré un certain nombre de gens qui n’ont pas froid aux yeux, qui ne se laissent pas intimider par la Terreur qui règne en Occident, qui osent agir et parler à contre-courant : qui font le Bien, tout simplement, concrètement, pas comme Badiou qui se contente de disserter sur le Bien philosophique mais ne le fait pas, voire défend bien souvent des phénomènes qui pour moi sont le Mal radical. Ces gens, en plus d’être éthiquement héroïques, sont souvent très intelligents, voire pour certains des génies dans leurs domaines : je pense à Vincent Pavan, un mathématicien de très haut niveau avec qui je prépare un livre[3], ou Tristan Edelman, un artiste total (musique, texte, chorégraphie, arts martiaux… et doté d’une impressionnante culture philosophique aussi, comme du reste Vincent) extraordinaire. Des médecins, des psychiatres… et pas seulement le monde étroitement endogamique des philosophes (rires). Des gens qui font concrètement le Bien autour d’eux. Ça, ça a vraiment changé ma vie, et, oui, je me rends compte que je n’aurais pas pu rencontrer ça chez les seuls philosophes ou intellectuels, qui se contentent généralement de faire la promotion purement discursive du Bien, sans l’accompagner d’actes effectifs. Et alors des gens qui, pour le coup, sont prêts à se sacrifier pour les autres.

Pour développer cette question de l’articulation Bien-Mal, ou plutôt Mal-Bien, dans mon travail, je peux faire une remarque qui compte beaucoup à mes yeux : c’est que je ne prétends pas à un renversement pur et simple. Je pense que c’est l’une des grandes faiblesses de Marx ou de Nietzsche : la prosopopée de la table rase, dont Lénine ou Hitler tireront toutes les conséquences ; le prométhéisme de “renversons tout de fond en comble”, la prétention à un commencement absolue, “le monde va changer de base”. Dans ce type de renversement, non seulement on retrouve bien souvent cela qu’on voulait renverser, mais surtout on accouche d’encore pire. Badiou ne s’est jamais remis de son épisode marxiste-léniniste, et son concept de l’événement est une sublimation de l’idéologie de la table rase : l’événement est pour lui commencement absolu, rien n’en précède la phénoménalisation.

Pour moi, c’est une aberration, même si j’ai mis des années à m’en rendre compte à la démontrer - et le démonter -. Je montre dans mon travail que l’événement se produit toujours sur la base de ce qui l’a précédé, avec le matériau qui lui préexistait : c’est une transformation, pas une transsubstantiation. On retrouve Heidegger, pour qui l’événement fait advenir ce qui, dans le passé archivé, est demeuré non-avenu, par exemple dans l’origine grecque. Plus en amont, on retrouve le jeune Hegel de l’Aufhebung : l’événement est à la fois suppression et conservation de ce qui a précédé. Là encore, ça peut être ma contribution à la réflexion de Yuk Hui sur la sortie de la modernité, au sens où une certaine modernité aura été, en effet, une certaine idéologie de la table rase, qu’on peut dater de la Révolution française, pour nous en tenir à l’Occident. Ma conception de l’événement est sans aucun doute plus proche de l’esprit de la Renaissance ou de la Réforme : tout événement est en fait une re-création du passé, si on veut une “amélioration” de celui-ci. Une réinvention en tout cas.

Tout ça va ensemble, puisque la révolte de Luther contre le Vatican, la scolastique moyenâgeuse et la théologie de son époque, c’est l’oblitération de la radicalité du péché originel. C’est que le catholicisme de son époque, qui culmine avec les indulgences, consiste à traiter le péché comme on efface une tache de sa chemise, comme de la lessive. Le confessionnal de l’époque, c’était devenu une machine à laver. La révolte de Luther, c’est de revenir au catholicisme des origines, celui de Paul et d’Augustin : nous sommes irrémédiablement pécheurs, nous sommes marqués par le péché d’Adam comme par un sceau indélébile. C’est seulement sur cette base qu’on peut prétendre penser et faire le Bien. Et en effet Paul et Augustin ne disent rien d’autre.

Lors d’un colloque qui m’a été consacré à Lausanne en juillet 2023, où il y avait des interventions vraiment remarquables, quelqu’un m’a comparé à un “Teilhard de Chardin du Mal” (rires). Et son intervention m’a fait comprendre d’un seul coup la phrase de Paul, pour moi si longtemps mystérieuse : “Là où le péché a abondé, la grâce a surabondé”. Cette phrase dit donc bien que ce soit avec le péché que les choses commencent, pas avec la grâce. Augustin ne dit rien d’autre : les Confessions sont un gigantesque exercice d’auto-flagellation, plus pécheur que lui, ce n’est pas possible. La grâce s’arrache à la force du poignet à la prédominance omniprésente du péché.

Mais c’est pourquoi, justement, il faut défendre la rationalité. Et non pas simplement la déconstruire, comme l’a fait Heidegger ; ça, c’est presque trop facile. Le Mal, aussi aberrant semble-t-il de prime abord, les sévices atroces, la torture, la guerre insensée… quand on étudie à chaque fois de près ce type de phénomènes, on finit toujours par établir une rationalité, un ordre des raisons : comme dit Spinoza, on se remet bien mieux d’un phénomène négatif en déterrant ses causes qu’en ignorant celles-ci. Si on déconstruit la raison au point de dire : eh bien, tel crime affreux, il est inexplicable, c’est purement contingent… on démissionne devant ce qu’il y a à penser, on renonce à penser. Je prends un exemple très concret de ma vie récente : le suicide d’une personne très proche et très chère. Tant que je ne comprends pas ou seulement en partie pourquoi elle a fait ça, je suis évidemment très choqué et malheureux. Mais en enquêtant, comme dans un roman policier, pour remonter les fils des causes qui ont amené cette personne à cet acte si horrible, et en retrouvant, comme on dit, toutes les pièces du puzzle pour reconstituer the whole picture, le deuil devient beaucoup plus facile à faire. On reste triste, bien sûr, pour rester dans le registre spinoziste ; on est toujours dans un affect de tristesse. Mais c’est une tristesse beaucoup plus stoïque, sereine, beaucoup moins tourmentée et souffreteuse. Et c’est de ce travail de la Raison que la déconstruction heideggero-derridéenne, ou meillasoutienne (“tout est contingent !”), risquent parfois de nous priver. Comme le disait génialement Kant : si le suicide était un acte arbitraire, non déterminé par des raisons intelligibles, aucun ordre de la nature ne pourrait subsister, tout s’effondrerait sur-le-champ autour de nous.

BR : Lorsque tu dis, en empruntant les mots de Hegel, que tout le réel est rationnel, cela semble juste indiquer qu’à chaque événement, on peut rattacher une cause. Je souhaiterais que tu précises cette idée, car tu avances également que la folie précède la raison, autrement dit qu’en un sens, l’irrationnel précède le rationnel…

MBK : Pas du tout, parce que ce n’est pas la même chose, il y a dans ce que tu dis ce que Kant appelle une amphibologie. La folie (et donc la raison) est une catégorie subjective ; l’irrationalité (et donc la rationalité) est une catégorie objective, qui vise l’ordre des choses. Quand je dis que la folie est première, cela concerne uniquement et seulement le phénomène humain ; il n’y a pas de folie chez les animaux, sinon par métaphore, ou alors à cause de choses que nous leur faisons subir. L’irrationnel, lui, n’existe tout simplement pas. Mais ta question me fait ouvrir tout un champ d’investigation passionnant.

Mon argument sur la folie est le suivant : si on observe, par un exercice mental, le phénomène humain originel (le Cro-magnon) sous le seul rapport de l’animalité, on est obligé de constater que ce phénomène a quelque chose de littéralement dément, donc, si on veut, d’“irrationnel”. Mais cette “irrationalité” n’existe qu’à un niveau subjectif, elle ne concerne pas le fonctionnement des choses et des êtres animés. Donc c’est un argument dialectiquement très tendu : la naissance de ce qui qualifie l’humain comme tel et le différencie de tous les autres animaux, la virtuosité technologique (chasse, pêche, agriculture, dessin, habillage, écriture…), on est obligé de trouver ces comportements parfaitement aberrants. Si nous voyions une autre espèce, par exemple simienne, commencer à embrocher ses proies pour la faire cuire à un feu, et le feu lui-même, il faut savoir l’allumer, ce qu’aucun animal ne sait faire - nous serions abasourdis -. Imaginons que nous voyions un autre animal que nous-mêmes monter sur un autre animal que lui-même pour circuler plus vite dans la nature : nous serions absolument effrayés par cet animal, nous dirions que cet animal ne va pas bien… nous nous reconnaîtrions nous-mêmes en miroir. Notre propre folie. Or c’est ça, l’extrême tension dialectique de mon argument : la naissance de la rationalité elle-même a quelque chose de fou, et est donc la condition de possibilité de tous les phénomènes que nous recensons ensuite sous la catégorie de “folie”.

Et on en revient donc à cette question de la science : on peut décrire, de l’extérieur (condition imprescriptible de toute science), le fonctionnement des tigres, des caribous, des rats, etc. : on peut en donner une description quasi-exhaustive, et c’est pourquoi la biologie ou l’éthologie sont bel et bien des sciences. Ils fonctionnent comme ci et comme ça, dans telles imites bien définies et indépassables, ils peuvent faire telles actions et ne peuvent pas faire telles autres. L’être humain, comme l’a bien vu Heidegger, sort de telles limites, justement parce qu’il est capable de science, c’est-à-dire de décrire les limites des autres étants. C’est le seul animal qui transgresse ponctuellement de telles limites, qui est capable de faire des choses qui ne sont pas inscrites dans les gènes, qui ne sont pas ataviques et liées aux seules lois évolutionnistes, comme les autres animaux (Darwin n’a jamais dit le contraire, contrairement à ce qu’on lui fait dire souvent). Et ça, autre dimension cruciale de mon travail, ça a tout à voir avec la sexualité. Que veux-je dire par là ?

Je dis souvent que mon travail philosophique consiste à “laïciser le péché originel”. J’en ai déjà donné plusieurs exemples. Mais enfin, pendant longtemps, je ne parvenais pas à répondre à la question : mais pourquoi est-ce que, dans le Genèse, dans la description biblique du péché d’Adam et Eve, l’appropriation transgressive de l’arbre du savoir est-elle tellement érotisée, avec Eve, le serpent, puis la feuille de vigne qui couvre les parties génitales des deux pécheurs après leur crime, etc ? Pendant des années, je butais sur cette question. Pourquoi l’appropriation du savoir, donc la naissance de la science, est-elle explicitement sexuée, sexualisée ? Et c’est en lisant de la paléoanthropologie que j’ai enfin trouvé la réponse. Parce que les paléoanthropologues racontent exactement la même chose que la Bible, sans s’en rendre compte. C’est le philosophe qui fait le rapprochement (rire). Comme disait Althusser, la philosophie est la seule discipline de pensée qui n’ait pas de domaine propre. Le philosophe établit des liens entre divers régimes de pensée qui, sinon, seraient restés à tout jamais étanches les uns aux autres.

Les paléoanthropologues disent tous - je dis bien : tous ! - ceci : si l’être humain n’avait pas été susceptible, à son origine, de tricher à 100% avec sa sexualité, il ne serait pas capable de déployer la discipline virtuose que requièrent des pratiques comme la chasse, la pêche, l’agriculture, etc. Le vêtement - la feuille de vigne biblique -, qui est lui-même une technologie sophistiquée, a pour fonction cette dissimulation à 100% de l’instinct reproducteur. Le mammifère humain est le seul à pouvoir faire ça - c’est pour ça qu’il y a la psychanalyse, par exemple, qui n’est pas une science, mais une pensée sur une sexualité qui échappe pour sa plus grande part à la description scientifique, contrairement à tous les autres mammifères, sans parler des autres espèces animales, où les cycles reproductifs sont d’une monotonie mécanique -. C’est précisément parce que la sexualité humaine n’est pas susceptible de description scientifique que l’homme est susceptible de science ; et c’est parce qu’il est susceptible de science que l’humain, en maîtrisant à 100% le caractère instinctuel, donc à la base incontrôlable, de sa sexualité, c’est en contrôlant en somme l’incontrôlable que l’humain devient susceptible de ces archéo-sciences que sont la chasse, l’agriculture, etc. Toutes les autres sexualités animales, tu peux les décrire ; chez nos plus proches cousins, les simiens, il y a des pourcentages de capacité à maîtriser la sexualité plus ou moins élevés, il faudrait que je relise les livres pour donner les chiffres exacts, mais ce n’est jamais 100%, et donc la virtuosité technologique n’est pas possible non plus.

Et c’est ce qu’il y a de passionnant avec les paléoanthropologues : ils ont tous une hypothèse différente sur la question, mais toutes confluent, sans une seule exception, vers le même constat : si l’être humain n’était pas à 100% capable de tricher, dissimuler, mentir sur la sexualité, la technologie et la science ne seraient pas possibles. C’est donc par le mensonge, en ce sens précis, que commence la vérité et pas le contraire, de même que le Mal précède le Bien, la folie la raison, etc. Chez les paléoanthropologues, tu as toutes les nuances, je dirais, métapolitiques : tu vas avoir le macho de droite qui va dire que, chez les Cro-Magnons, ce sont les mâles qui ont imposé aux femelles de tenir leur sexualité à carreau pour pouvoir aller chasser le mammouth ou dresser l’éléphant sans être perturbés. Et à l’autre bord diamétral, tu vas avoir la féministe d’extrême-gauche qui expliquera que, non, ce sont les femmes qui ont volontairement choisi de dissimuler leurs cycles reproductifs, car l’accouchement était douloureux et donc elles voulaient le réduire au strict minimum. Quand, dans la Bible, il est dit à la femme : “tu accoucheras dans la douleur”, c’est littéral, puisqu’avant l’invention de l’obstétrique moderne, les femmes qui mouraient en couches étaient très nombreuses. Une chimpanzé accouche de son petit singe comme une poule pond son œuf. Avec plein d’hypothèses plus modérées entre les deux extrêmes métapolitiques. Mais dans tous les cas, la maîtrise dissimulatrice de la sexualité, qu’on constate dans toutes les cultures sans exception - le Kama Soûtra, le Tao, les conventions chaque fois singulières des chasseurs-cueilleurs… -, est la condition de possibilité de la virtuosité technologique, donc de la science. Les autres mammifères, simiens compris, peuvent toujours être surpris, à un moment ou à un autre, par une poussée instinctuelle à laquelle ils ne peuvent résister, avec des femelles en rut et les mâles se disputant leurs “faveurs”. Ils ne peuvent donc coordonner leurs forces pour aller attaquer des animaux plus puissants qu’eux physiquement, ils suivent “l’ordre de la nature”, comme on dit si bien. Seul l’être humain, en neutralisant toute possibilité à ce que l’instinct reproducteur puisse le prendre de court, peut faire que tous les membres mâles d’une tribu de Cro-Magnons puissent coordonner leurs forces pour aller chasser ou dresser des animaux physiquement mille fois plus fort que lui, mammouths ou ures, éléphants ou chevaux. Il s’agit d’un renversement dialectique unique dans tout le règne animal, donc d’un événement unique dans l’histoire de la vie elle-même, donc de l'être.

Et, nouveau paradoxe dialectique saisissant : c’est bien parce qu’il maîtrise si entièrement sa sexualité, en dissimulant entièrement la “mécanicité” des cycles reproducteurs, en ne s’y soumettant plus… qu’en même temps la sexualité humaine est la plus détraquée d’entre toutes, d’où par exemple la psychanalyse. On a vu que les déconvenues de l’obstétrique étaient une aberration, un Mal, au niveau de la norme mammifère ; mais, de manière encore plus évidente, ce sont toutes les gammes de ce qu’on appelle couramment “perversions”, toutes les formes de sexualité humaine évidemment liées au Mal, comme le sadisme, la pédophilie, la zoophilie… la sexualité, en tout cas dans la tradition religieuse occidentale (avant même le monothéisme, dans la Tragédie attique) a toujours été associée au Mal. Et rien n’a changé sous ce rapport, puisque même les athées comme Sade, ou Bataille, ou Genet, ou Burroughs, ou bien d’autres, des esprits résolument anti-religieux, ne cessent de dire dans leurs écrits que s’il est une région de phénomènes qui ait plus étroitement partie liée au Mal qu’aucune autre, c’est la sexualité. C’est évident avec Sade, le plus grand apologiste philosophique du Mal qui fut jamais : pour lui, le Mal maximal s’accomplit toujours sous forme sexuelle. Plus la perversion est sophistiquée, plus le héros sadien est satisfait. Donc : tous ces “penseurs athéologiques” du Mal… n’en continuent pas moins de penser exactement comme la religion occidentale a pensé la sexualité : qu’un lien inextricable la liait à la question du Mal. On peut même dire, témoin Sade, que plus on est athée, plus on ne fait que corroborer le diagnostic biblique en le maximisant, en l’hyperbolisant simplement : la sexualité c’est le Mal. C’est-à-dire la technologie…

BR : Je voudrais aborder un autre sujet, au double sens du mot, puisque je voudrais de demander comment s’est constitué, toi qui a pas mal évoqué l’anthropologie, ton amitié avec David Graeber ? Quel a été l’enjeu de votre discussion ? La question de l’Occident justement ?

MBK : C’est un ami commun, Christophe Petit, un économiste assez génial et un peu foufou, malheureusement pas connu du grand public, qui appréciait nos œuvres respectives et qui m’a en tout cas fait découvrir celle de David. J’ai lu, j’ai été très admiratif. Christophe a ensuite organisé la rencontre, qui s’est très bien passée, David était humainement quelqu’un de sensationnel, en plus de son génie créatif, tant au niveau de la pensée que de l’action politique. A ma grande surprise, l’admiration était réciproque, je suis vite devenu un de ses philosophes de chevet (il lisait le français), alors que je n’étais pas exactement une star, même si on commence à parler beaucoup de mon travail depuis quelques années, quand David m’a découvert j’étais vraiment un intellectuel marginal, alors que lui...

J’ai énormément appris à son contact. On a fait un livre d’entretiens ensemble sur l’anarchisme[4], pas un dialogue, je ne parle pas assez bien l’anglais, je lui posais des questions, c’est surtout lui qui parlait, brillantissime et érudit. C’est un livre que j’aimerais beaucoup relire en ce moment, tellement il est dense et contient de choses, mais je n’ai pas encore les moyens de rapatrier ma bibliothèque en Tunisie.

L’une des dimensions de sa personne que j’admirais le plus, c’est qu’il était vraiment le contre-exemple de ces intellectuels qui disent une chose et font le contraire : se réclament du marxisme-léninisme et pourfendent la bourgeoisie, mais vivent et se comportent en parfaits bourgeois conformistes. Qui en appellent à la révolution, mais se défilent quand une vraie révolution se profile, comme ça s’est passé avec les gilets jaunes - et quand David venait à Paris pendant les événements il était un des rares intellectuels à défiler avec les gilets jaunes, quand les intellectuels français soi-disant “radicaux” restaient chez eux, terrorisés par l’intimidation médiatique, qui a calomnié ce mouvement comme il n’est pas permis, créant un abîme depuis infranchissable entre la sphère de la représentation politico-médiatique et une très grande partie de la population, dont moi, qui boycotte entièrement les médias français depuis.

Les Badiou, les Zizek, et bien d’autres moins brillants que ces deux-là, ls intellectuels français dits “de gauche”, c’est purement verbal, des pétitions de principe sans effet et des vœux pieux. Ce sont des gens qui parlent, qui parlent, mais jamais ne joignent le geste à la parole. Les rares fois où ils font du militantisme réel, comme Badiou, des visites dans les usines dans les années soixante-dix, les ouvriers sans-papiers depuis trente ans, quand tu vois comment ça se passe, c’est du scoutisme, c’est juste une façon de se donner bonne conscience, mais ça ne sert à rien ni personne rien politiquement, c’est totalement stérile. David, c’était vraiment autre chose. En plus d’être un immense penseur, le principal théoricien de l’anarchisme aujourd’hui, et un être humain sensationnel, on avait un vrai grand militant politique. C’est quand même lui qui a été le principal animateur du mouvement Occupy Wall Street, qui a été quelque chose d’aussi considérable aux Etats-Unis que ne le furent plus tard les gilets jaunes en France, et qui a fait très mal au système, au FMI, etc., au point que David a dû s’exiler de son pays d’origine tellement les autorités américaines le persécutaient (interdiction implicite d’enseigner, saisie de biens, etc.). “La plus grande démocratie du monde”, mais pas pour ceux qui la contestent…

Donc voilà ce que représente pour moi David, à qui je pense tous les jours, il me manque et il est mort scandaleusement jeune. J’essaie, à ma modeste mesure, de m’inspirer de son exemple, c’est-à-dire de ne pas être un pur penseur abstrait et bavard, mais d’accompagner ma pensée par une praxis. Dans mon esprit, je rapproche souvent David de quelqu’un d’autre qui compte beaucoup pour moi, le plus grand penseur politique de notre époque (du moins pour la situation occidentale, ailleurs ce sont d’autres personnes), Guy Debord, qui était aussi quelqu’un qui joignait sans cesse le geste à la parole. Mai 68, c’était tout de même lui, comme Occupy Wall Street David. Ça nous change de tous ces marxistes ou anarchistes de salon…

BR : Avec ton retour en Tunisie, tu sembles amorcer une sorte de décentrement de cette vieille Europe, en particulier de la France où tu as pourtant presque toujours vécu depuis l’age de treize ans. Et, par extension, d’un certain point de vue sur le monde. Parviens-tu à traduire intellectuellement ce mouvement biographique.

MBK : J’en parlais récemment avec Vincent Pava, cet ami grand mathématicien et penseur ; il disait ce que beaucoup à gauche disent, que, depuis la chute du communisme, il n’y a plus rien pour donner à la vie collective une animation digne de ce nom, que le nihilisme régnait en Maître en France et en Occident, qu’il n’y avait rien à en espérer. Je lui ai dit que c’est pour ça que j’étais parti : à cause du désespoir total de la situation en France, que ce soit politiquement, intellectuellement, moralement… Mais c’est que, désormais, ça se passe ailleurs, et que si on change de perspective, un événement géopolitique de tout premier plan est en train de ce produire : l’effondrement définitif de cinq siècles d’hégémonie occidentale sur le monde, et l’émergence de ce que le grand analyste géopolitique Pepe Escobar appelle “le Sud global”. C’est là où mon choix biographique rejoint l’engagement politique : je ne voulais plus compter au nombre de ces protestataires et dissidents français qui passent leur temps à gémir sur, ou à invectiver, la situation française et occidentale, comme si ça servait à quelque chose, qu’il y avait quoi que ce soit à sauver d’une déroute totale. Rentrer en Tunisie, au-delà des commodités, et même de l’hédonisme personnel - je suis tout simplement beaucoup plus épanoui ici -, c’est être solidaire de cet événement gigantesque en train d’advenir sur toute la planète, au nez et à la barbe de la grande majorité de la population occidentale : la montée en puissance du “Sud global”, la réalisation en acte du vieux slogan français, “U.S. go home” (rire).

J’ai d’excellents lecteurs dans le monde entier ; ceux qui sont en France sont comme moi quand j’y étais, des étrangers dans leur propre pays. Au niveau public, à cause de mes prises de position, je n’existe plus sur la scène publique en France depuis longtemps, même que des millions de personnes me connaissent dans le monde, qu’il m’arrive d’être abordé dans la rue, même ici en Tunisie. Je suis un des trois ou quatre philosophes français les plus cités dans la littérature académique anglo-saxonne, j’ai des colloques, des articles sur mon travail… en France, pour les médias, c’est comme si je n’existais plus. J’ai le même statut que désormais Agamben en Italie : une omertà, un complot du silence par les médias officiels. Il n’y a plus de démocratie en France. Il ne peut pas y avoir de démocratie dans un pays où les médias sont verrouillés à 100%, et ne racontent que des mensonges à jets continus à la population. La France a les médias probablement les plus corrompus, mensongers et omniprésents au monde, c’est vraiment du Georges Orwell, je ne respirais plus, intellectuellement, dans ce pays. Je n’avais rien à perdre en partant, et tout à gagner, à commencer par quelque chose que je n’avais pratiquement jamais connu avant, à cause de la pauvreté justement : le bien-être. Toute ma vie j’ai travaillé dans l’adversité, ce qui explique sans doute la noirceur et la violence de mon travail. Ça fait du bien de découvrir un écosystème différent. Ici tout est plus doux, plus calme, beaucoup plus lent, ce qui me convient, la philosophie s'accommode mal de la vitesse, elle est incompatible avec “l’accélérationisme” technologique contemporain. Pendant une cinquantaine d’années, de Bataille et Sartre à Stiegler et Badiou, il y a eu un très grand moment philosophique en France. Aujourd’hui il ne peut plus rien y avoir, parce que les “philosophes” sont totalement immergés dans le bain amniotique de la propagande occidentale, dans l’idéologie américaine. Et ils ne se rendent même pas compte d’à quel point ils sont ventriloqués par les Etats-Unis. La France n’est plus rien qu’une colonie américaine.

Il n’y a plus de liberté possible dans un pays comme la France. La seule liberté qu’on puisse encore s’offrir en Occident, c’est une liberté je dirais transversale, une liberté passe-muraille, une liberté transnationale. Il faut quitter la France pour renaître et revivre. C’est ce que je dis à tous mes amis restés là-bas, et ils sont d’accord, ne demandent qu’à me rejoindre, mais, pour des raisons professionnelles et familiales évidentes, ne franchissent pas encore le pas. Contrairement à toi (rires).

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[1] L’esprit du nihilisme, Paris, Fayard, 2007.

[2] Une pensée finie, Paris, Galilée, 1991.

[3] Mathématiques, philosophie et politique, à paraître aux éditions Guy Trédaniel, Paris, courant 2025.

[4] L’anarchie, pour ainsi dire, Berlin, Diaphanes, 2021.